Par Marie Vabre
Les insuffisances et les limites du Produit Intérieur Brut, mesure unique de la richesse, sont désormais argumentées par un nombre croissant d’experts (économistes, comptables, sociologues, environnementalistes, etc.). Se doter d’indicateurs complémentaires nécessite de poursuivre le large débat de société entamé ces dernières décennies, en impliquant davantage les citoyens. L’économie sociale et solidaire est une partie prenante essentielle de cet enjeu décisif. Une plus courte version de cet article avait été rédigé pour le compte du Labo de l’ESS.
Les indicateurs véhiculent indirectement une vision de la société qui peut être subordonnée à certains objectifs ou intérêts. En macroéconomie, la conception actuelle de la richesse demeure étroitement liée à la production marchande. La croissance économique pourtant indépendante du sentiment de bien-être, s’est érigée en quête ultime des dirigeants de nos sociétés, malgré ses failles. La notion se rapporte à la quantité de biens ou de services produits chaque année dans un pays ou une zone géographique, liée à l’augmentation de la productivité du travail et du capital ; une approche traditionnellement associée aux principes de progrès, de développement, et même de démocratie.
La finitude de la croissance
Cependant, un tabou est tombé : le mythe de la croissance infinie se délite, lentement mais progressivement. Nous constatons que ni la hausse de la consommation, ni l’augmentation quantitative d’une monnaie sont des garants d’une croissance saine et d’autant moins, d’un bonheur collectif. De plus, les centaines de milliards que coûtent à la collectivité les destructions humaines et environnementales (accidents de la route, maladies, catastrophes naturelles, pollutions…) sont comptabilisées comme des apports de richesse, dans la mesure où elles génèrent des activités économiques exprimées en monnaie. Le sujet ne renvoie donc pas seulement à des enjeux économiques, politiques et normatifs, mais également à des questionnements philosophiques, sociaux et environnementaux.
Réduire la question à une démarche d’expertise technique et comptable tronquerait le débat. Les citoyens ont également leur mot à dire sur le choix des indicateurs et leur articulation, puisqu’ils sont le symbole de la société dans laquelle nous souhaitons vivre : celle où seul compte ce que l’on produit, ou à l’opposé, celle où l’humain est remis au cœur de tout projet. Si le chômage, par exemple, a une incidence sur le PIB, comment tenir compte dans les statistiques, des inégalités et des besoins éprouvés par des individus différents ? C’est pourquoi des membres de la société civile, des chercheurs, des think tanks, des élus locaux s’interrogent sur l’absence de prise en compte de signes de bien-être ou de sources de richesses que sont par exemple, l’état de santé général de la population, le niveau d’éducation, le taux d’emploi, la préservation des ressources naturelles…
Des visions alternatives de la prospérité, du développement et du progrès
La question a commencé à être soulevée au cours des années 1970, avec notamment le premier rapport du Club de Rome sur les limites de la croissance[1]. En France, on cherchait à mieux mesurer la qualité de vie au-delà des questions économiques, notamment grâce aux propositions de Jacques Delors sur les « indicateurs sociaux ». Mais la crise qui a suivi a focalisé à nouveau l’attention sur la croissance, l’inflation, le chômage et les comptes extérieurs, « le « carré magique » censé mesurer la santé d’un pays »[2]. Dans les années 80, il n’y a toujours pas d’indicateur alternatif macro-socio-économique dans le débat public ; dix ans plus tard, leur nombre est passé à deux, puis à une quinzaine dans le courant des années 1990 et à une trentaine aujourd’hui. L’objectif n’est pas ici d’en rendre compte de façon exhaustive.
Le Programme des Nations unies de développement (PNUD) a construit un indicateur qui a participé à ouvrir le débat internationalement à des dimensions plus qualitatives : l’Indice de développement humain (IDH). Pour cela, le PNUD s’est appuyé sur les travaux d’économistes, en particulier ceux d’Amartya Sen, Prix Nobel en 1998. Il a pris le parti de proposer un indicateur reposant sur : « la capacité de bénéficier d’une vie longue et saine » (santé et espérance de vie), « la capacité d’accès à l’éducation et aux connaissances » (taux d’alphabétisation des adultes et taux de scolarisation) et « la capacité d’accéder aux ressources matérielles indispensables pour accéder à un niveau de vie décent » (sur la base du revenu national brut par habitant). L’IDH est une mesure du niveau moyen atteint dans ces trois dimensions.[3] Imparfait, il a le mérite d’avoir permis de modifier la hiérarchie des nations en matière de développement.
Reconsidérer la richesse et ses indicateurs
Patrick Viveret, économiste, professeur de philosophie, cofondateur du collectif Roosevelt et administrateur du Labo de l’ESS, a participé à différentes missions en France visant à redéfinir les indicateurs de richesse. En 2002, alors conseiller référendaire à la Cour des Comptes, il rédige un rapport intitulé « Reconsidérer la richesse ». Il y propose notamment au Parlement et à la Commission européenne d’élaborer un rapport européen sur les indicateurs de développement humain, couplée avec « une initiative spécifique concernant l’élaboration d’indicateurs de destruction pour permettre d’envisager une activation massive de dépenses de réparation vers le soutien à une économie de la prévention et du recyclage »[4]. De plus, les associations et ONG subissent la comptabilisation actuelle de la richesse, dans le sens qu’elle ignore les activités bénévoles. Il préconise également à la recherche publique de se nourrir de la floraison des initiatives de l’ESS, qui intègrent souvent les facteurs écologiques et humains, pour en faire des outils opérationnels dans le pilotage de leur action.
En 2008, la Commission Stiglitz sur la Mesure de la Performance Économique et du Progrès Social avait pour objectif d’engager : « une réflexion sur les moyens d’échapper à une approche trop quantitative, trop comptable de la mesure de nos performances collectives ». Aux côtés de l’économiste Joseph Stiglitz, on retrouvait Amartya Sen, ainsi que Jean-Paul Fitoussi, directeur de recherche à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). Si ses conclusions ont apporté une légitimité supplémentaire aux critiques anciennes sur le PIB, on a reproché à la commission l’absence d’inclusion de la société civile dans ses réflexions.
C’est donc à la suite qu’a été créé le Forum pour d’autres indicateurs de richesses (FAIR), composé d’acteurs des territoires, de chercheurs de plusieurs disciplines, de militants associatifs et syndicaux, réfléchissant tous à cette question. Le forum est présidé par Florence Jany-Catrice, économiste, spécialisée notamment en évaluation des actions publiques et Dominique Méda, sociologue, philosophe, dont les domaines d’expertise sont entre autres, le développement durable et les politiques sociales. Elles nous livrent leur tribune commune dans ce Focus.
Richesse économique et santé sociale ne vont pas forcément de pair
Les collectivités territoriales ne sauraient saisir la pluralité des aspects de la vie et des richesses de leur territoire, au moyen d’un simple PIB. Les indicateurs complémentaires peuvent alors devenir de véritables alliés au service des politiques publiques. Villes, départements, régions grandissent les rangs des acteurs qui osent lancer des expérimentations à l’échelle locale, participant à la déconstruction de la représentation statistique traditionnelle de la réalité. On en recense aujourd’hui une dizaine. Le Grand Lyon est la première commune à avoir mis en place une initiative pour calculer son empreinte écologique. Le Nord-Pas-de-Calais était la première région à lancer l’indicateur régional de santé social (ISS), toutes deux en 2003. Autres collectivités engagées : les régions Ile-de-France, Centre, Pays-de-la-Loire, Bretagne et Aquitaine ; les départements Midi Pyrénées et Meurthe et Moselle ou encore la ville de Marseille.[5] En Ile-de-France, l’Indice de développement humain alternatif – IDH2, retient : l’espérance de vie à la naissance, la part de la population de plus de 15 ans non scolarisée diplômée, et la médiane des revenus fiscaux des ménages par unité de consommation.
En s’appliquant au niveau micro, les indicateurs complémentaires participeront à faire changer d’échelle l’ESS et à « polliniser » l’économie. Les acteurs de l’ESS doivent pouvoir mettre en œuvre une grille commune d’indicateurs, en s’appuyant sur la « loi Sas », pour rendre compte à l’échelle du territoire, de leur empreinte démocratique spécifique, de leurs empreintes sociale et environnementale. A ce titre, les représentants de l’ESS doivent adopter et adapter le Guide des bonnes pratiques de l’ESS. Ce guide invite les entreprises de l’ESS à un questionnement multidimensionnel sur six axes (gouvernance, stratégie, territorialisation des emplois, politique salariale, santé et sécurité, diversité, égalité hommes / femmes…), auxquels s’ajoutent les questions environnementales et d’éthique.
Evolution de la loi
La « loi Sas » du 13 avril 2015 impose désormais à l’État de publier des données construites autour de dix nouveaux indicateurs apportant un contrepoids au PIB. Ils ont été présentés en juin 2015 : taux d’emploi, effort de recherche, endettement, espérance de vie en bonne santé, satisfaction dans la vie, inégalité des revenus, pauvreté en condition de vie, sorties précoces du système scolaire, empreinte carbone, artificialisation des sols. Au printemps 2016, France Stratégie et le Conseil économique et social ont conduit une consultation citoyenne pour se saisir d’indicateurs alternatifs. Désormais, l’évaluation de quelques unes des mesures phares en cours de mise en œuvre se fera au regard de ces nouveaux indicateurs.
Consultez le dossier complet sur les indicateurs alternatifs de richesse, notamment la tribune de Dominique Méda, sur le site du Labo de l’ESS.
« La richesse autrement est publié à l’initiative du Forum pour de nouveaux indicateurs de richesse (FAIR). Ce collectif réunit des universitaires et chercheurs qui n’ont pas attendu le rapport Stiglitz pour s’interroger sur ce que sont les vraies richesses et comment les compter. » Retrouvez la publication en ligne.